Origines indo-européennes
Giacomo Devoto est célèbre pour avoir rédigé, avec Giancarlo Oli, l’un des plus prestigieux dictionnaires de la langue italienne. Mais Devoto était également un chercheur passionné des études indo-européennes et les Edizioni di Ar ont offert au monde de la culture un très beau cadeau en éditant à nouveau l’essai colossal Origini indeuropee, publié pour la première fois en 1962 (Giacomo Devoto, Origini indeuropee, Edizioni di Ar, Padova 2008, p.590 ). Depuis cette date, la recherche archéologique, historique et philologique a progressé mais le livre de Devoto reste un texte irremplaçable dans ce domaine.
Devoto introduit le lecteur au thème par une analyse de la science en question: des premières tentatives pionnières au XVIIIe siècle qui mettaient en évidence les similitudes entre le sanscrite, le latin et les langues occidentales, à l’affirmation du concept d’indo-européen au XIXe siècle, en terminant par les grands chercheurs du XXe siècle qui ont comparé les études linguistiques avec l’histoire et l’anthropologie: Georges Dumézil, Hans F. K. Günther, Emile Benveniste…
L’idée d’un langage indo-européen présume l’existence d’une langue commune, parlée par un peuple qui était conscient de sa propre identité ethnique, mais qui s’est divisée par la suite allant jusqu’à produire une extraordinaire multiplicité de langues dont on peut aujourd’hui retracer les formes communes. Le problème de la langue originelle est un des plus passionnants et des plus conséquents de l’histoire des civilisations ; les théories les plus diverses se sont succédées et ont parfois produit des hypothèses peu convaincantes. Devoto, tout en considérant ces théories, reste fortement lié aux canons scientifiques. En général, le vocabulaire montre que les Indo-Européens connaissaient les plantes et les animaux présents au nord de l’Europe ou dans les steppes de la Russie, à proximité de la mer Noire. Sur base de ces prémisses, l’auteur écarte les hypothèses selon lesquelles le siège originaire des Indo-Européens se trouverait plus au sud-est.
Ensuite, Devoto passe en revue les données archéologiques qui ont complété les témoignages linguistiques: en particulier, la ‘céramique cordée’ retrouvée dans les territoires d’Europe centrale semble être en relation directe avec l’établissement des Indo-Européens. Un autre élément qui caractérise avec plus de précision les peuples indo-européens, est la hache de combat qui est souvent présente dans les sépultures. Toujours en Europe centrale, on retrouve l’origine du rite de la crémation qui se diffuse jusqu’au nord de l’Italie.
A ce propos, Carlo Cattaneo dans ses écrits littéraires de 1842 avait déjà remarqué la formation d’une identité européenne à la suite de l’établissement de peuples qu’il appelait ‘Indo-Persans’ (à cette époque la communauté scientifique n’avait pas encore élaboré de concept plus précis). En général, un monde nordique indo-européen se créait, caractérisé par le patriarcat, la monogamie, les divinités célestes, la demeure supraterrestre des morts et un système numérique décimal. En nette opposition avec cette civilisation, existait un monde méditerranéen caractérisé par le matriarcat, la polyandrie, le culte de la Mère Terre, la métempsycose et un système numérique vicésimal.
L’ancien lexique indo-européen montre en effet des traits constants liés aux institutions et aux habitudes de vie commune: la famille patriarcale, l’élevage du bétail, l’agriculture, l’utilisation du char…
Devoto analyse également les mots de sens plus général qui sont supposés être moins exposés à des variations. Une des expressions les plus significatives est celle de la ‘renommée impérissable’, de la ‘gloire éternelle’, qui est présente dans le langage homérique autant que dans la littérature de l’Inde ancienne. Grâce à cette expression, on comprend combien le bon souvenir des gens avait de l’importance dans le système de valeurs indo-européen: il existait une préoccupation constante de transmettre de louables et vertueux comportements aux descendants.
En ce qui concerne la religion, on peut remarquer que la conception patriarcale de la famille se retrouvait dans la figure d’un ‘Père des dieux’, comme Zeus, Jupiter, Wotan. De plus, il est très intéressant de voir que le terme louko, à l’origine indiquait la clairière dans la forêt, éclairée par la lumière du soleil, qui est cependant perçue comme un lieu sacré. Le mot s’est conservé dans le latin lucus qui indique le bois sacré, et dans le nom du dieu celtique de la lumière, Lugh.
Parmi les mots qui concernent la famille, les plus célèbres sont pater et mater qui sont les plus indicatifs des similitudes entre les différentes langues indo-européennes.
L’analyse des mots nous renseigne sur les mœurs et les institutions qui ont caractérisé pendant des millénaires les peuples indo-européens, et qui parfois survivent encore de nos jours. Le vocabulaire le plus ancien nous donne l’image d’une société qui avait développé un sens bien établi de l’individualité humaine, avec un sens de la propriété privée qui prenait une valeur magique et sacrée. Sur base de ces conceptions, le vol était perçu non seulement comme un crime contre lequel on devait se défendre, mais aussi comme un véritable acte contre nature.
Parmi les animaux, on distingue les animaux d’élevage comme le mouton, le cochon et les bovins, le cheval, animal de guerre, et le chien, animal domestique, qui apparaissent constamment aux côtés des Indo-Européens.
Les noms ethniques perdurent dans le terme arya qui a survécu principalement en Inde et dans le monde celtique, et dans le terme weneto que l’on trouve dans les plus vastes territoires européens.
Au niveau de la terminologie politique, le latin rex indique le souverain et est lié au terme reg qui désigne le mouvement rectiligne, au sens propre comme au sens figuré ; la société aristocratique semble donc fondée sur les valeurs de la hiérarchie. Le peuple est indiqué par le mot teuta qui, à l’origine, désignait l’assemblée. Les rapports familiaux, comme on le disait, prévoyaient un mariage strictement monogame qui définissait avec précision les droits et les devoirs des conjoints au sein du couple et à l’égard des enfants. Cela témoigne une fois de plus de la valeur fondamentale de la descendance dans le monde indo-européen.
La conception de la liberté personnelle était exprimée par les formes praiwo et priyo, qui indiquaient à l’origine un ami ou une personne chère et qui, par extension, signifient ‘homme libre’ et désignent un concept de liberté non pas lié à la naissance, mais au sentiment d’affinité et de sympathie qui unit l’individu à la communauté dans laquelle il vit.
Enfin, le livre aborde le thème de la formation des nationalités indo-européennes, particulièrement compliqué à cause de la multitude de langages apparus dans plusieurs régions: grecques, italiques, celtiques, germaniques, slaves, hittites, arméniens…
Le volume est accompagné par de nombreuses illustrations, des cartes géographiques, des index et des tableaux comparatifs liés aux thèmes radicaux indo-européens.